Benjamin Royer a publié un article dans le numéro 95 de Chimères, Folies en partage. Voici la version longue, qui ne pouvait apparaître en entier dans la version papier. Elle est agrémentée de liens vers plusieurs documents annexes.
C’est un texte qui nous plonge au cœur d’un agencement collectif d’énonciation. Tout au long des échanges qu’il retranscrit, il s’agit de suivre une expérience collective originale d’introduction des opérations de la psychothérapie institutionnelle, en dehors de son territoire habituel, dans l’espace universitaire. Comment les membres de clubs de services de psychiatrie et de collectifs enseignent à des étudiants la confection d’un journal ?
On trouvera à la fin du texte trois annexes : les numéros de Petit Caillou, journal du club Trouble-Fête, qui témoignent de cette aventure.
Soigner, éduquer, culturer ? Ou les minutes pédago-cliniques de praxis altératrices : création d’un journal schizométrique à l’Université.
Annexes :
Annexe 1 : le Journal Incas(s)ables sur le blog de Et Tout et Tout : Incas(s)ables [1]
Annexe 2 : Comité de Rédaction du Journal Incas(s)ables à l’université Paris XIII Villetaneuse version « premier rang de l’amphi »_ Texte Comité de Rédaction Et Tout et Tout 2
_Annexe 3 : Comité de Rédaction du Journal Incas(s)ables à l’université Paris XIII Villetaneuse version « au fond de l’amphi »
Annexe 4 : Le Petit Caillou, n° 158, 25 octobre 2018, numéro fait avec les étudiants de Paris XIII.
Annexe 5 : Le Petit Caillou, n° 161, 6 décembre 2018, suite au comité de rédaction des étudiants.
Annexe 6 : Le Petit Caillou, n° 162, 13 décembre 2018, suite au vernissage du journal des étudiants.
Annexe 7 : Et tout et Tout, n°7, Accueil des étudiants de Villetaneuse au journal.
Annexe 8 : Et tout et Tout, n°7, Vernissage du journal des étudiants.
Mardi 13 mars 2019, 20h dans la salle au premier étage du bar le Delly’s. Ambiance plutôt calme hormis le bruit du sèche-mains Dyson très puissant que les clients utilisent quand ils se lavent les mains en sortant des toilettes.
Sont présents, par ordre alphabétique :
Nader Aghakhani (docteur en psychopathologie et psychologue clinicien, 4ème secteur de psychiatrie générale des Murets, créateur du journal Le Petit Caillou),
Marie-Paule Chardon (psychologue clinicienne et psychanalyste, membre des Nouveaux Cahiers pour la Folie et du Collectif des Semaines de la Folie Ordinaire Parisiennes),
Ludovic Desjardins (Chargé d’enseignement à l’Université Paris 13 et Montpellier 3, psychologue en hôpital de jour de gériatrie, Centre Hospitalier Simone Veil),
Raphaëlle Pistoresi (responsable des ateliers de pratiques artistiques et chargé de projet au service culturel de l’Université Paris 13),
Adam Prigent (Chargé d’enseignement à l’Université Paris 13 et psychologue clinicien intersecteur de pédopsychiatrie, association Soins et Culture),
Benjamin Royer (Chargé d’enseignement à l’Université Paris 13 et psychologue clinicien dans le secteur de psychiatre adulte d’Asnières-sur-Seine, journal Et Tout et Tout) et
Paula Saules Ignacio (Chargé d’enseignement et doctorante à l’Université Paris 13 et psychologue clinicienne).
Introduction, présentation du projet
— Nous allons discuter de ce que nous avons fait ensemble pendant un semestre à l’Université avec les étudiants de première année de Licence de psychologie (L1) dans le cours d’Introduction à la Psychologie (IPO). L’idée générale a été de proposer aux quelques 350 étudiants de la promotion qu’ils fabriquent leur propre journal en s’inspirant des journaux faits en psychiatrie et que ce soient les patients qui leur transmettent une pratique pour instituer cet outil. Cela s’est articulé en plusieurs temps et dans différents espaces : dans les Travaux Dirigés (TD) et le Cours Magistral (CM) en amphi, à la fac et dans des lieux de soins, dans le département de psycho et dans le Service culturel de l’Université. Nous sommes un groupe composé d’enseignants, de doctorants, de cliniciens et d’une responsable des ateliers de pratiques artistiques et chargé de projet au Service culturel de l’Université, bref, nous avons des pratiques pédagogiques, des pratiques cliniques, et des pratiques culturelles.
— Reprends ton souffle !
— Merci. L’idée serait alors de se demander comment pour chacun, depuis son lieu, sa pratique ou son métier, quelque chose s’est vu transformé, déplacé, altéré par les circulations mises en jeu. Comment fait-on différemment de la pédagogie dès lors que la clinique y entre ? Comment fait-on différemment de la clinique quand cette clinique a une visée pédagogique et de transmission ? Enfin, comment la culture joue là-dedans ?
Silence méditatif, soudain rompu par le bruit du sèche-mains électrique : Brrrroouuuufffffff !
— On peut résumer d’abord ce que nous avons fait et reprendre les choses d’un point de vue historique.
— On s’était réuni avec les chargés de TD pour présenter cette idée de faire un journal en lien avec ce qui se passait dans les 8 groupes de TD de cette matière. Le premier temps a été de faire jouer le spectacle du Schizomètre [2] lors d’un CM, deux semaines après le début des cours. Puis, certains groupes de TD ont échangé avec des collectifs de patients/soignants qui font des journaux en psychiatrie : Le Petit Caillou (Le PC) du 4ème secteur de psychiatrie générale des Murets, Et Tout et Tout (ETeT) du CATTP d’Asnières-sur-Seineet sont allés à leur rencontre. Quelques semaines plus tard, l’ensemble de la promo s’est rassemblée lors d’un Comité de Rédaction géant en amphi avec des représentants de ces deux journaux mais aussi le Groupe d’Entraide Mutuelle (GEM) d’Epinay et de Saint-Denis, la Trame [3], ainsi que Marie-Paule Chardon des Nouveaux Cahiers pour la Folie. Là, l’idée était d’inventer tous ensemble et d’instituer en pratique les modalités in situ d’un processus collectif de décision à partir du partage d’expérience des journaux et collectifs présents. A été décidé le nom du journal, Incas(s)ables ainsi que le format. La semaine suivante : mise en page du journal dans les locaux de l’atelier d’expression graphique du Service culturel. Enfin, à la fin du semestre, le journal fini et imprimé avec le concours et le soutien de Pascale Molinier et du laboratoire. Nous avons organisé un vernissage avec le Service culturel, auquel on avait invité Lise Gaignard et Sophie Legrain dont la maison d’éditions, les Éditions d’Une a publié les écrits de Tosquelles dans le journal Trait d’Union de Saint-Alban [4] pour avoir une forme de retour réflexif sur cette expérience mais aussi pour fêter ça.
— Comment tout cela est-il arrivé ?
— Le début, ça devait être il y a 4 ou 5 ans, j’avais invité l’association Humapsy de Reims pour participer à un débat autour du film qui leur est consacré : De l’écoute pas que des gouttes [5]. A cette occasion, Christophe Munier qui avait aussi un TD en charge, avait proposé au GEM de Saint-Denis de participer à l’animation du débat.
L’année d’après, j’avais fait un premier essai de correspondance entre les étudiants et le journal Et Tout et Tout (ETeT) du CATTP du secteur d’Asnières-sur-Seine où je travaille aussi. Cela avait conduit à une rencontre à l’Université avec les journalistes de ETeT et le GEM de Saint-Denis qui étaient venus parler de la radio Bruits de couloir qu’ils animent. La correspondance avait été publiée intégralement dans le n°4 du journal [6].
Puis, l’année dernière, avec Paula et Ludovic, on a imaginé travailler avec la Radio-sans-nom de l’association La Colifata France du CATTP (Ici pour écouter le direct. Et ici pour réécouter certaines émissions enregistrées) et mon collègue Alfredo Olivera. Les échanges entre la radio et les étudiants avaient amené ce coup-ci à un premier événement qui rassemblait l’ensemble de la promo : on avait fait une émission de radio en direct depuis l’amphi [7]. À cette occasion, Elie Pouilleaude qui assure une partie du Cours Magistral nous avait prêté son amphi et Derek Humphreys, responsable de cet enseignement, avait apporté son plein soutien.
— J’étais nouvelle à la fac à ce moment, par hasard j’avais croisé Alfredo Oliveira lors de la fête du 15 août de La Borde où j’étais monitrice d’été. Je connaissais Benjamin, mais de loin. Du coup, en étant une nouvelle doctorante, liée à la psychothérapie institutionnelle et ravie de voir qu’il y avait des pratiques assez innovantes à la fac, j’ai décidé de m’intégrer à ce projet. J’ai proposé aux étudiants de faire une sorte de performance pour le jour de la rencontre avec la radio. Les étudiants appréhendaient de faire ça en face de 200 étudiants mais ils étaient fiers de le faire. C’était quelque chose pour eux ! Avec deux groupes d’étudiants nous avons organisé une lecture-performance de deux textes d’André Breton, qui se trouvent dans L’immaculée conception. L’idée c’était de jouer avec le rythme, la signification et l’équivoque dans le langage. C’était un tout premier début pour moi à Paris.
— Rassembler pour la première fois tous les étudiants de première année, ça avait participé à créer une ambiance un peu autre entre les étudiants. Les étudiants avaient alors essayé d’expliquer aux patients présents leur choix de suivre un cursus de psychologie, un peu dans le sens de réfléchir sur « Qu’est-ce que je fous là ? », comme le propose Jean Oury.
— Donc, une des nouveautés de cette année a été la tentative d’étendre ce projet à l’ensemble des L1 à travers tous les TD qui pouvaient participer à la rédaction du journal, il y en avait 8 quand même !
— Il y avait les CM en amphi d’un côté et les TD de l’autre et le Service culturel se proposait de faire le lien entre ces espaces. Au Service culturel, je vois l’ensemble des étudiants de première année car ils ont des Unités d’Enseignement (UE) culturels qui leur donnent une note pour valider leur année. Ils sont donc un peu obligés de passer par mon service et je discute beaucoup avec certains. Je trouvais intéressant que l’on puisse utiliser la Chaufferie qui est un lieu un peu décentré par rapport à l’ensemble du campus comme ça a été le cas pour la sortie du journal. A l’origine, on avait aussi pensé à ce que des étudiants inscrits en psycho puissent choisir comme UE culturel de s’inscrire en expression graphique pour participer, via le Service culturel, à la création du journal à travers la mise en page du journal. Cela était une chouette idée, qui n’a malheureusement pas pu se concrétiser car les étudiants ont dû choisir leur UE culturel avant que l’ensemble du projet autour du journal ne leur soit présenté.
L’institué des lieux
— Ce projet a été institué dans des lieux qui ont leurs propres logiques de fonctionnement. Mais aussi leurs circuits hiérarchiques. On ne les a pas forcément respectés dans la manière dont on a fait les choses à l’Université. Sans que ce ne soit jamais franchement reproché, ça a été un peu dit à certains.
Silence contrit, puis bruit du sèche-mains électrique : Brrrroouuuufffffff !
— On peut penser que parfois faire les choses clandestinement ça permet justement de faire les choses. A Paris VII, la psychanalyse est mise à mal par des voies qu’on pourrait qualifier de pleinement hiérarchiques, donc moi j’étais très content de venir participer à ce genre d’initiative dans la fac, de simplement voir que ça se fait chez vous.
— Ces circulations ne viennent pas de nulle part. Ce projet est aussi venu d’autres mouvements, institutions qu’on pourrait justement qualifier de relativement non hiérarchiques puisque issues de la suite des Semaines De La Folie Ordinaire (SDLFO) parisienne de 2018 par le biais de Pascale Molinier. Aujourd’hui, ces circulations amènent encore d’autres évènements, et se prolongent dans les nouvelles SDLFO de cette année 2019.
— D’ailleurs, c’est gentil d’avoir invité les Nouveaux Cahiers pour la Folie mais nous ne sommes pas un journal, nous sommes une revue qui n’est pas non plus liée à un établissement comme le Petit Caillou ou Et Tout et Tout. En fait, quand vous m’avez invitée, vous n’avez pas invité que les Nouveaux Cahiers… On s’était rencontré l’an passé à la fac quand on organisait les SDLFO. Fin novembre 2017, on rentrait d’Encore Heureux et on était à la librairie Michel Firk à Montreuil sur l’initiative de Sophie Legrain et c’est alors que j’ai reçu un mail de Pascale Molinier pour participer aux SDLFO. A ta question de départ de savoir ce que ça modifie pour chacun ces nouvelles circulations, franchement je sais pas trop, sinon que ça fait de la vie, plein de vie et de la respiration, sinon on meurt ! Et pour finir, suite aux SDLFO 2019, on a décidé de faire cette année un Fanzine à partir de toutes les notes qu’on a pris pendant les 15 jours de rencontres et de débats très riches et denses. On va faire aussi un journal, en fin de compte !
— Oui, ça m’a profondément marqué le fait de rencontrer le Service culturel de l’Université par le biais de ces collectifs. J’ai fait toutes mes études ici et je suis chargé d’enseignement encore aujourd’hui, au total, je suis là depuis 16 ans, quelle chronicité ! mais c’est grâce aux SDLFO, c’est-à-dire à des GEM et à tout un tas de circuits alternatifs que j’ai rencontré Raphaëlle qui travaille juste à côté de moi ! Mais tu disais qu’on avait peut-être un peu mis de côté la question de travailler avec l’institué de nos lieux.
— D’ailleurs, tu sais qui est la directrice du département ?
— Euh…
Silence ingénu du sèche-mains.
— Quand même, c’est important.
— Penser l’institué permettrait de réfléchir davantage à une forme de valorisation du travail autour de ce journal. C’est un projet qui, cette année concernait l’ensemble de la promotion au niveau des temps en amphi et dans les liens entre les chargés d’enseignement mais pas tellement au niveau « officiel » des enseignements de la licence.
— Et puis cela peut permettre notamment d’avoir des financements. Ici, c’est le service culturel qui a permis d’inviter la compagnie de théâtre pour le Schizomètre et Sébastien Marchal pour participer au travail de mise en page du journal à la Chaufferie. Et nous avons pu imprimer les journaux grâce aux nombreux soutiens que nous avons eus.
Le Schizomètre : fiction et pédagogie
— Justement, parlons de la pièce de théâtre, Le schizomètre. Quand, j’ai demandé des retours aux étudiants, ce qui est surtout revenu est le fait que les étudiants ne savaient pas que c’était une pièce de théâtre. Et qu’ils ont été en colère d’avoir été comme dupés. Franchement, je n’étais pas très à l’aise avec ça.
Brrrroouuuufffffff ! bruit maintenant familier du sèche-mains électrique
— J’entends pas tout ce que tu dis à cause du bruit du sèche-mains à côté.
— Il faut dire un mot du Schizomètre pour ceux qui n’étaient pas là. Il s’agit d’une conférence imaginaire avec tous les codes attendus d’une conférence de spécialistes universitaires. Un personnage fictif, Marco Décorpéliada, écrit à son psychiatre pour lui dire qu’il a eu une grande révélation : les codes qui correspondent aux pathologies du DSM qui tout au long de sa vie de patient lui ont été attribués correspondent en fait aux codes des produits surgelés du catalogue Picard qu’il aime commander et manger. « Les mecs du DSM, dit-il, sont de mèche avec les mecs qui font le catalogue Picard ». Et viennent ensuite tout un tas de correspondances entre les pathologies et les produits Picard surgelés. C’est extrêmement drôle et délirant mais très bien fait et c’est la volonté de la troupe de théâtre, quel que soit le lieu dans lequel elle joue cette pièce, de ne jamais trancher la question de savoir si Marco a vraiment existé ou pas. Quand les étudiants ont posé la question lors du débat c’était très drôle de voir qu’une des réponses a été de voter pour savoir s’il avait existé. C’était aussi étonnant de voir que pendant un long moment de la conférence des étudiants ont noté très scrupuleusement que le code pour « paranoïa » dans le DSM correspond à « crevettes surgelées au pamplemousse » dans le catalogue Picard. Et certains, qui n’étaient pas sûrs, demandaient même à leur voisin si « transvestisme fétichiste » correspondait bien à « poireaux émincés à la crème » !
Nader se lève et va fermer la porte, on n’entend plus le bruit du sèche-mains, soulagement général.
— Les comédiens du Schizomètre laissent toujours le flou et ne tranchent jamais entre réalité et fiction.
— Ça a amené une sidération au point que certains étudiants n’ont simplement pas pu se demander pourquoi cette question se posait et quelle était son intérêt. C’est regrettable.
— Tu les a prévenu que sur internet c’était du flou tout le temps ?
— Ce malentendu de lecture me semble éclairant pour nous quant à l’enjeu même de ce cours d’introduction à la psychologie.
— Par contraste, j’ai été frappé par certains témoignages d’étudiants, assez beaux lors du vernissage sur des bienfaits de sortir progressivement des représentations, des préjugés concernant la folie.
— Oui, il faut se rappeler qu’il a beau être inscrit en psychologie, un étudiant de première année a en général exactement la même chose dans la tête que le citoyen lambda comme représentation concernant la folie. Simplement lui est « plus gravement atteint » par ces images alors il se s’embarque en psycho. Mais les images sont les mêmes.
— Oui, il ne faut pas être injuste envers les étudiants, rappelez-vous comment vous étiez en première année.
— Dans un journal que je faisais avant, il y avait une personne qui avait écrit un article sur les étiquettes et elle parlait essentiellement des étiquettes qu’on met sur les pots de confiture. Elle racontait combien ces étiquettes étaient difficiles à enlever, il fallait gratter, mettre de l’alcool,…
— On pourrait alors se dire que, en réalité, la fiction du DSM a été vécue de façon sidérante par les étudiants lors de la fiction de la pièce de théâtre.
— Après, cette pièce de théâtre était une critique très fine et aussi très virulente du discours universitaire. Les codes de la conférence, les tics de langage, le jargon de chacun dans sa spécialité, ce sont plein de petites choses très bien faites dans cette pièce très drôles quand on a l’habitude des conférences, parce que ça dévoile tout le dispositif de domination de ce genre d’espace. Mais il faut avoir subi et maintes fois éprouvé ce dispositif pour en apprécier le dévoilement. Je me rappelle qu’on s’est regardé plusieurs fois pendant la conférence assis au premier rang de l’amphi. Et qu’on s’est demandé ce qu’on était en train de faire et surtout comment rebondir après tout ça. Comment reprendre la parole dans l’amphi ensuite ? Ça obligeait à changer radicalement de registre pour s’adresser aux étudiants. J’ai trouvé passionnante cette forme de radicalité dans laquelle ça nous mettait.
— Mais en accueillant cette pièce dans un amphi de première année, deux semaines seulement après les débuts des cours, soit à un moment ou la fiction du discours universitaire, d’un savoir plein, doit probablement être le plus opérant, on y a été un peu fort. C’était peut-être trop tôt, trop violent.
— Vous voulez boire autre chose ? demande le serveur.
— Oui, s’il vous plaît. C’est bon ces petites graines.
— Mais faut pas manger la coquille.
— J’ai vu cette pièce de théâtre à un autre moment et je crois que je suis une des rares personnes à ne vraiment pas l’avoir aimé. En la regardant j’étais aussi très mal à l’aise. Pas vraiment à cause de ce que vous dites d’y croire ou pas. Je pense que c’est plus complexe que simplement avoir un esprit critique ou pas. Les patients que je reçois, je les écoute toujours sans me demander si je les crois. C’est dans l’après-coup que j’ai compris ce qui ne me plaisait pas dans cette pièce : dans le fond, j’avais l’impression que l’on se foutait de la gueule de Marco. Il a son délire qui nous arrange bien car ça remet en cause le DSM ; mais on se marre beaucoup sur son dos. La pièce exige de faire un mouvement de double-recul, ne pas rester au premier degré mais pas non plus au second.
— Et pourtant, ce moment de flou qu’ont vécu certains étudiants correspond à des moments très féconds dans certaines psychothérapies. Je pense aussi aux stagiaires qu’on accueille, à un moment, se disent : « Au fond, je ne sais pas ici qui est patient, qui est soignant ». C’est un des moments les plus importants d’un stage. A la fac, une étudiante faisait remarquer qu’on ne savait pas qui avait écrit quoi dans le journal.
— Pour moi aussi il y a un lien évident entre le dispositif mis en place par la pièce de théâtre du Schizomètre et la rencontre avec les patients. Il s’est passé un truc intéressant dans mon TD. Chaque année je propose aux étudiants d’institutionnaliser la classe autour du système de notation des exposés qu’ils devront mettre en place eux-mêmes et sur lequel ils doivent s’accorder. Ça prend beaucoup de temps, il y a des débats, des conflits, c’est le bazar etc. Cette année, pour donner suite à la pièce, je leur ai proposé, pour déconner, de mettre un diagnostic en plus de la note sur les exposés. Je leur ai expliqué que le DSM c’est un truc pas trop sérieux, exactement comme les notes qui ne devraient pas non plus être prises trop au sérieux à la fac. Parfois, un diagnostic a la valeur d’une note. Finalement, peu d’étudiants se sont pris au jeu, à part une étudiante qui a fait des commentaires assez drôles à chaque fois, type : « trouble de la dépendance à la lecture » pour ceux qui lisent trop leurs notes, ou alors « anxiété de séparation » pour le groupe dont un des membres ne s’est pas présenté le jour de l’exposé, « troubles envahissants du développement de la première partie » ou encore « dépression majeure » pour un groupe très anxieux et pas très vivant. C’était plutôt marrant, mais le fait qu’elle soit la seule à l’avoir fait et que c’était anonyme été vécu de manière persécutive par certains étudiants qui ont trouvé ça très jugeant. La discussion qui a suivi était un peu chaude, mais pédagogiquement très importante, car ça a permis de reprendre les choses en expliquant qu’un diagnostic pouvait aussi être dû à des effets d’ambiance, que si un étudiant trouve que l’exposé est déprimant, peut-être que c’est la classe dans l’ensemble qui est déprimée. J’ai proposé de relire ainsi tous les diagnostics posés par cette étudiante comme autant de diagnostics sur l’ambiance de la classe davantage que sur les étudiants. C’est une forme de première approche phénoménologique de ce qu’est la pathoplastie. Ensuite, cela rendait sensible combien un diagnostic pouvait être une expérience d’assignation identitaire aux effets terriblement mortifères. Ou d’assignation à résidence. C’est ce que précisément dénonçait la conférence.
Les rencontres : co-oeuvrements et transfert.
— Je me demande alors par rapport à quoi les étudiants se sont sentis dupés avec la pièce. Il faudrait voir tout de suite quel effet a eu la rencontre avec les patients car, selon moi, les deux sont tout à fait liés. Si les étudiants pensent que les patients c’est comme-ci ou comme-ça, bah ! ils vont vite se rendre compte que ce n’est pas comme ça. C’est ce que raconte la pièce. Je vais vous dire comment s’est passé, pour ma part, la rencontre avec les étudiants. On fait le journal du Petit Caillou (PC) depuis quelques années. On collecte des petits bouts de phrase à droite et à gauche, dans les différents lieux, on les découpe puis on les colle sur des feuilles un peu dans tous les sens et ça fait ce journal de quatre pages qui sort toutes les semaines. Paula m’a contacté un jour pour me proposer d’y faire venir des étudiants. Je lui réponds d’accord, enthousiaste. Paula a utilisé le mot « visite » …
— Oui, c’est vrai que j’ai utilisé ce mot et je sais ce que tu vas dire : les étudiants étaient invités à faire le journal, ce n’était pas une visite.
— Justement ! on va y venir…. Tu me disais qu’il y aurait probablement 4 ou 5 personnes, super ! Mais finalement, tu m’appelles le matin même pour me dire qu’il y aura 30 étudiants ! J’étais très content, mais les collègues, c’était autre chose… Ma collègue fait le journal avec moi depuis plusieurs années, je mets le bazar et elle tient bien les choses. Heureusement qu’elle est là ! Mais le matin, quand je lui dis qu’il va y avoir 30 personnes, alors là, elle a fait la tête et elle m’a engueulé en disant qu’on n’était pas un zoo et qu’on n’organisait pas des visites comme ça. Peut-être que certains étudiants venaient vraiment pour faire une visite mais on les a mis au travail. Ça, c’est tout simplement mon boulot, j’appelle ça du co-oeuvrement [8], on les a fait bosser pour qu’ils fassent le journal avec nous. Après, j’en ai amené certains qui ne voulaient rien faire à la buvette. J’imagine que c’est très proche de ce qui se passe à la fac : certains se mettent au boulot et d’autres vont à la cafète. J’aimerai avoir un retour des étudiants, justement car ils se sont vachement mis au boulot ce jour-là.
— Ça a été travaillé à travers tout un processus avec les étudiants. Dans mon TD, par exemple, les étudiants ont commencé par poser des questions au journal du Petit Caillou. J’ai envoyé ces questions à Nader et au journal. Ensuite, nous avons organisé notre rencontre avec le journal (Voir Invitation du Petit Caillou, in Annexe 1, Incas(s)ables, p. 7). Presque la totalité des étudiants de ce TD a souhaité aller à l’atelier journal. Ensuite, le journal est venu à la fac (Voir Annexe 5 : Le Petit Caillou, n° 161, 6 décembre 2018, suite au comité de rédaction des étudiants.). Les étudiants les connaissaient déjà, il y avait une entente et une possibilité d’échange assez fructueuse entre nous. Ensuite, le comité du journal nous a envoyé le journal du Petit Caillou avec les contributions des étudiants et les échanges entre les étudiants et les patients qui ont été publiées dans cette édition du journal (Voir Annexe 4 : Le Petit Caillou, n° 158, 25 octobre 2018, numéro fait avec les étudiants de Paris XIII.). Les étudiants ont été ravis de recevoir cette édition du Petit Caillou avec leur participation, chacun voulait son propre exemplaire. Au long du semestre on a construit quelque chose ensemble, et j’ai pu voir que l’investissement des étudiants, dans ce cours, n’était pas pareil que dans mes autres cours. Ça a produit un lien entre nous.
— Au sujet des « effets de visite », comme tu dis. C’est vrai que les rencontres entre les patients et les étudiants peuvent être un point assez questionnant. La première fois qu’on a été avec des patients à l’Université, certains collègues m’ont attaqué assez violement en me demandant ce que je faisais. Que j’exposai les patients comme des bêtes de foire. Ce qui me faisait réfléchir, c’est que ces mêmes collègues étaient tout à fait d’accord avec les présentations de malade faites dans notre service, quelques années en arrière, par un grand psychanalyste parisien très connu qui venait avec les élèves de son école jouir des patients du service. Heureusement ça s’est arrêté ! Ce que tu dis alors du retournement produit quand on dans les effets de mettre au boulot semble fondamental pour éviter un voyeurisme malsain. C’est justement tout à fait l’envers d’une présentation de malade qui, pour moi, est simplement un truc de phobique voyeuriste. Quand nous sommes nous-mêmes mis au travail par les autres, par des patients, on ne fait pas l’économie du transfert. La transmission dans le transfert est la seule qui opère réellement. De plus, dans notre cas, ça passe par une production tout de suite branchée sur des échanges.
— C’est toute l’importance pour moi de ce que j’appelle co-oeuvrement.
— Certains, parmi les étudiants qui sont venus à Et Tout et Tout devaient faire un exposé sur l’histoire du journal pour la classe. Ils avaient donc prévu de faire une vidéo en interviewant des patients sur le journal. Quand ils ont demandé à filmer, on s’est franchement braqués, on a expliqué toute la question du droit à l’image, que d’avoir une autorisation pour filmer dans un lieu de soins c’est très compliqué et puis, surtout, la question du secret médical. Les encadrants étaient plus mal à l’aise avec cette question que les patients qui étaient tout à fait partant pour filer un coup de main aux étudiants. On est finalement tombés d’accord pour enregistrer une voix, un commentaire audio. Mais ça s’est déplacé : à la fin de la séance, on a fait visiter aux étudiants le CATTP et ils se sont mis à prendre tout ce qu’ils voyaient en photo. Mais vraiment tout ! C’était incroyable : la bibliothèque, les meubles, le canapé, la cuisine et même le lavabo qui, soit dit en passant, il est vraiment pas beau le lavabo ! La semaine d’après, quand ils ont fait leur exposé ils ont ainsi projeté au reste de la classe une photo du lavabo. Je pense que les camarades n’ont pas compris pourquoi on leur montrait un lavabo. Moi, j’ai trouvé ça très drôle. C’était le déplacement de cette pulsion voyeuriste macabre sur ce pauvre lavabo. Au lieu de transformer des gens en objets, ils ont déplacé leur voyeurisme macabre directement sur des objets. C’est pas mal !
— La succession de ces trois temps : la pièce de théâtre, la notation collective avec les diagnostics, puis la visite au CATTP et la rencontre avec les patients, ça a créé, à mon sens une séquence qui, pédagogiquement très riche à condition d’articuler ce qui se passe dans ces différents moments dans ces différents lieux, avec les différents cadres qui organisent ces lieux. Ça a construit des formes d’événements après coup dé-sidérants de la pièce de théâtre et le vernissage ainsi que la discussion avec Lise Gaignard servaient à cette articulation (Annexe 8 : Et tout et Tout, n°7, Vernissage du journal des étudiants.).
— Oui, ça a contribué au retour très positif des étudiants. Je me souviens par exemple d’un étudiant qui est venu partager ses inquiétudes par rapport à un ami qui démarrait un épisode psychotique ou alors, une qui voulait démarrer une analyse…
— On appelle ça un effet de pousse-a-l’analyse.
— Je maintiens alors que la pièce de théâtre était importante. Avec le Schizomètre, d’une certaine façon, on faisait le ménage, on ouvrait des questions, on déplaçait certaines choses, on faisait table rase pour qu’il y ait un peu plus de place pour une rencontre ensuite.
Instituant : désir et interprétation.
— Je me demandais comment on pouvait pousser à faire une suite au journal ou alors que les étudiants fassent un club ou une association dans la fac. J’ai beaucoup insisté pendant l’amphi et aussi au vernissage. Mais ça ne réagissait pas tellement. Je ne sais pas si ça peut marcher.
— Ce serait alors un effet de pousse-au-politique.
— Mais ce projet aurait eu du mal à s’inscrire dans la durée. On a travaillé sur un semestre et c’est très peu. La vie associative dans cette fac est assez pauvre, pas très politisée, voire pas du tout et, il n’y a pas de journal de la fac. Enfin, il n’y en avait pas.
— Tu sais, pour le Petit Caillou, qui se fait une fois par semaine, il ne faut pas grand-chose.
— Mais pour le journal de la fac, les chargés de TD, ont beaucoup fait. Dès lors, je ne suis pas certain qu’on puisse dire, simplement, que c’est le journal de la fac.
— Oh ! oui, ça aussi il faut qu’on le raconte ! Au sujet de la mise en page. On avait prévu un temps sur un midi à la Chaufferie avec Sébastien Marchal qui serait là. On avait annoncé le challenge de faire toute la mise en page en une heure et demie. Au final, le cours du matin a été annulé et tous les étudiants sont rentrés chez eux ! Aucun étudiant n’est venu ! Donc on s’est retrouvés à trois chargés de TD avec Sébastien et Raphaëlle à se demander ce qu’on faisait là et finalement, on a décidé de faire la mise en page. On s’est bien marrés en reprenant l’idée du catalogue Picard qui a pour ainsi dire donné le cadre conceptuel. C’est vrai que le langage du DSM ça fonctionne très bien avec des produits surgelés, ça peut même être presque poétique. Le résultat fait très « art brut » mais quand même nous l’avons fait. Incas(s)able est ainsi le premier journal d’inspiration schizométrique fait par des étudiants mais sans les étudiants !
Le sèche-mains électrique s’en donne à cœur joie : Brrrroouuuufffffff !
— C’est difficile de faire investir les à-cotés des cours !
— On parle à ce sujet de développer des pièges-à-désir en pédagogie institutionnelle.
— Il faut se dire que ce qu’on fait à l’hôpital n’est pas forcément transposable à la fac.
— Oui, peut-être. Mais, justement, je voudrais savoir, dans un groupe thérapeutique, dans un hôpital, si cette situation s’était présentée, tu aurais fait le journal sans les patients ou pas ?
— Pour moi, ce genre de décisions dépend surtout des possibilités d’après-coup.
— Mais tu l’aurais fait ou pas ? Car moi, je l’aurai fait, c’est important que les choses se fassent au final et que le journal sorte quoi qu’il arrive.
— Dans l’ensemble, je pense aussi et c’est pour ça qu’on l’a fait. Mais il faut parfois interpréter et prendre acte que quelque chose ne peut pas se faire s’il n’y a que les soignants. Quand on revoit les gens la semaine d’après, dire qu’il n’y avait personne et demander comment on interprète ça et, pourquoi pas, se mettre en colère ou déprimer. Le plus important est alors de s’assurer que de faire n’empêche pas d’interpréter. Interpréter notre désir à nous, dans cette situation précise.
— Le lendemain j’ai montré aux patients de ETeT le résultat du journal des étudiants, ça a provoqué une ambiance très festive. Dix jours plus tôt, pour le Comité de Rédaction, une seule patiente était venue à la fac, elle avait alors écrit un très beau texte à l’attention des autres patients du groupe pour témoigner de cette rencontre, mais elle avait aussi bien engueulé les copains qui l’avaient lâchée. Ça a sans doute joué et pour le vernissage, dix personnes voulaient venir, il n’y avait plus assez de places dans les voitures. Ils voulaient fêter ça avec les étudiants. Ensuite, il y a un patient qui a commencé par dire que la mise en page était très belle, beaucoup mieux que celle de Et Tout et Tout dont je m’occupe beaucoup. Il demandait si on n’était pas jaloux du travail des étudiants. J’ai rigolé et j’ai expliqué que c’était nous qui avions fait la mise en page car il n’y avait pas d’étudiants le jour-J. Un patient a alors fait une interprétation en disant qu’en fait c’était le journal des profs. Ça a fait interprétation car il désignait un peu quelque chose de la façon dont mon désir s’articule à ce journal, à ce projet en général.
— Oui, ça permet de sortir du sentiment qu’on peut avoir parfois que les étudiants ne font en général rien gratuitement, qu’il faut la carotte de la note pour les investir dans un projet.
— C’est terrible : les étudiants sont des patients dans le déni de leur pathologie !
— Comme tout le monde !
— Mais on retombe alors dans la logique du DSM. On a le même problème à l’hôpital avec les médecins qui adressent des patients dans les groupes. Quand je demande aux médecins pourquoi ils les envoient, ce qu’ils en attendent, ce qu’ils en font de ce qui se passe dans les groupes, et… bah ! les médecins ne disent rien. Si les groupes existaient plus dans leur tête, les patients viendraient peut-être plus. On a le sentiment que ça ne compte pas les à-côtés, quand on ne sait pas dans quelle case mettre ce qu’on fait.
— C’est justement le propre d’une logique qui serait plus proche du désir inconscient.
Articles non publiés : échec pédagogique et surmoi ?
— Il faudrait revenir sur les deux articles qui nous ont été envoyés mais qui n’ont pas été publiés.
— Oui, le premier article qui a été envoyé sur la boîte mail du journal, assez rapidement et avec beaucoup d’enthousiasme d’ailleurs était un article sur la PMA avec des citations de je ne sais plus quel cardinal Benoit 49 ou autre et de La Manif pour tous ! Ça faisait drôle de lire ça et de se dire que c’était le tout premier article qu’on recevait ! Ça déprimait un peu… On se gargarise de pratiques émancipatrices et on se reçoit d’abord les pires trucs réacs.
— Le deuxième article envoyé était une forme de témoignage sur une pathologie à laquelle l’auteur s’était identifié et en faisait une description dans des termes très DSM. Ici, l’articulation avec le propos du Schizométre a vraiment raté.
— C’était un article trop chaud pour en faire quelque chose.
— Oui, mais au fond, je suis convaincu que dans toute l’expérience du journal ce sont ces deux articles les plus importants. Parce que, d’un certain point de vue, ce sont des échecs pédagogiques et ce sont eux qui peuvent nous dire le plus de choses. Ma première idée est que quelque chose n’a pas marché de notre côté au niveau du Comité de Rédaction en amphi. D’ailleurs, il existe au moins trois résumés du Comité de Rédaction. Un par un membre de Et Tout et Tout depuis les premiers rangs de l’amphi (voir Annexe 2 : Comité de Rédaction du Journal Incas(s)ables à l’université Paris XIII Villetaneuse version « premier rang de l’amphi), un par un autre membre de Et Tout et Tout depuis le fond de l’amphi (Voir Annexe 3 : Comité de Rédaction du Journal Incas(s)ables à l’université Paris XIII Villetaneuse version « au fond de l’amphi ») et un par un membre du Petit Caillou (Voir Annexe 5 : Le Petit Caillou, n° 161, 6 décembre 2018, suite au comité de rédaction des étudiants, p.1 et 2).
— On n’y avait pas tellement réfléchi en amont. On a lu ces articles et on s’est demandé comment les traiter, sur un plan pédagogique, avec l’institution du journal en train de se mettre en place. En fait, on s’est trouvés un peu piégés pour conflictualiser les choses. Le Comité de Rédaction devait se faire en amphi avec l’aide des collectifs de soin dans l’idée que les patients aideraient l’ensemble de la promo à inventer un outil de décision en direct ce jour-là qui fonctionne pour 250 personnes. On a trouvé le nom du journal qu’une étudiante a proposé : Incasables et un patient a proposé de rajouter un S entre parenthèses pour que ça fasse Incassables. C’était fort cette construction. Et on a aussi écrit l’édito à la façon de travailler de Et Tout et Tout qui consiste à écrire tout ce qui se dit pour tisser un texte. Mais au niveau du choix des articles et de la fonction de conflictualisation du Comité de Rédaction, on n’y est clairement pas arrivé ! Quelques personnes ont lu leurs articles pour partager avec la classe, mais on n’avait pas le temps de les discuter.
— Moi, je me suis mise en colère ce jour-là, Nader et Mathieu coupaient la parole quand Paula passait le micro à des étudiantes. Je suis très critique face à ce que je considère comme un certain manque de retrait dans ces moments-là. Mais quand même, c’était trop compliqué de faire un Comité de Rédaction dans ces conditions. Samedi prochain, on se réunit pour finir le Numéro 10 des Nouveaux Cahiers pour la Folie. Avant, nous étions quatre et ça tournait, maintenant que nous sommes sept ou huit, on se rend compte que c’est mieux de travailler en binômes.
Brrrroouuuufffffff ! Le sèche-mains semble d’accord.
— Il aurait fallu que la discussion se fasse plus entre les étudiants.
— Peut-être qu’on n’avait pas non plus suffisamment défini ce qu’un journal en psycho pouvait être, ce qu’on en attendait.
— Une idée avait été de proposer que les étudiants parlent de tout ce qu’ils veulent, même faire un horoscope ou alors donner les bons plans pour bien tricher aux examens. Mais les écrits étaient pour la plupart très sérieux. On voit encore une fois qu’il est difficile de sortir de l’imaginaire de l’Université, du discours universitaire et de sa fiction.
— Il y a eu quand même les textes écrits par les étudiants avec Paula, sous forme de dialogue fictif entre M. Naturalisme et M. Humanisme (Voir Annexe 1, Incas(s)ables, p. 8.).
— En lisant L’unité de la psychologie de Lagache et Qu’est-ce que la psychologie ?, de Canguilhem sur ce que c’est la psychologie, j’ai eu l’idée d’inviter les étudiants à écrire en groupes des histoires pour expliquer les textes. Ils ont ainsi créé ce dialogue fictif entre M. Naturalisme et M. Humanisme, à partir du texte de Lagache. C’était une année particulièrement intéressante au niveau pédagogique, j’ai travaillé ces textes avec eux de manière sérieuse et ensuite je leur ai demandé de jouer avec ces textes et d’inventer des histoires assez drôles, tout en rapportant les idées de Lagache et Canguilhem. On a ainsi travaillé l’histoire de la psychologie et on a fait une frise temporelle qui a été publié dans le journal.
— Il y a aussi deux étudiantes qui ont proposé la fausse publicité pour « la pilule dure à avaler » qui était très marrante (Voir Annexe 1, Incas(s)ables, p. 3, 11, 17.).
— Et puis la bande dessinée qui raconte une psychologue devant Macron qui déprime (Voir Annexe 1, Incas(s)ables, p. 18.).
— Au service culturel, j’ai remarqué pour ma part que les étudiants les plus impliqués dans la production du journal étaient généralement les étudiants qui sont venus dans des lieux de soins rencontrer des patients. J’ai pensé alors que le projet a surtout marché quand les enseignants avaient la possibilité de s’impliquer et d’aller avec les étudiants dans les lieux de soins.
— Oui, s’il y a une chose à garder de cette année-là, ce serait ce travail d’échanger avec des collectifs de soin et de les rencontrer tout au long du semestre. Ça participe de ce que j’appellerai une symbolique des lieux : qu’on puisse aller dans un lieu, le lieu de l’autre qui nous invite, puis que, à notre tour, nous le recevions. Ce moment d’inversion, de contre-don de l’accueil, ça fait quelque chose de fort.
— D’où l’importance des temps de rassemblement avec l’ensemble de la promo. Si tous les enseignants n’avaient pas ces liens avec des lieux de soins, ni ce genre de pratiques institutionnelles, le fait d’avoir des temps en amphi autour de la pièce de théâtre, du Comité de Rédaction, ça permettait aux autres étudiants de partager aussi ces moments-là. À travers les récits que leurs camarades pouvaient en faire.
— Voilà ce qui pourrait faire le contenu du journal : que les étudiants y racontent leurs rencontres, que le journal serve à la mise en récit d’expériences transférentielles.
— Au PC, on se pose la question de notre diffusion, pour que les gens puissent éventuellement nous envoyer des propositions de textes. Une de nos stagiaires est étudiante à Paris XIII, on s’est dit qu’elle pourrait déposer des exemplaires de notre journal. Ça pourrait donc se faire à la Chaufferie du Service culturel ?
— Oui, et vous pourriez aussi mettre des choses à la Bibliothèque, ça intéresserait les étudiants et il y a beaucoup de passage.
— C’est marrant cette étudiante je crois qu’elle m’a contacté pour venir faire un stage chez nous l’an prochain.
— Ça, c’est de la transmission !
— On va lui dire qu’on veut bien la prendre seulement si elle vend Et Tout et Tout à la fac au lieu du Petit Caillou !
Brouf … Le sèche-mains fatigue.
— De manière générale, l’impression est quand même que tout ce qui est à côté des cours reste marginal. Ce qui vient du service culturel, par exemple, peut être intéressant mais à condition que ce soit d’une certaine manière consommable que ça serve directement. En clair, il faut soit la note…
— Ou la cag-note !
— Mais ce qui a permis de dépasser ça, c’était justement la rencontre avec les patients.
— C’est une belle alternative : le surmoi ou le transfert !
Instituer de nouvelles formes de circulation
— Pour finir il faudrait dire un mot de pourquoi on fait ça. D’abord qu’est-ce que c‘est que ce cours ? Je pense que pour plusieurs d’entre nous, il a été très important dans nos études puisque porté par certains enseignants comme Jean-Michel Labadie puis Anne Bourgain qui nous ont marqué quand on était nous-mêmes étudiants. C’est le cours d’introduction et surtout d’accueil à l’Université pour les étudiants. Que cela puisse se faire de la manière dont on vient de le décrire, dans des rencontres et des récits de ces rencontres aussi forts, je pense que ça marque beaucoup les étudiants dès le début de leur formation, ce qui est une chose assez importante.
— C’est vrai que ce qu’on a fait, c’est quelque chose d’unique dans les Universités françaises. Ça n’avait jamais été fait à ma connaissance.
Le sèche-mains électrique est sans voix.
— En ce qui me concerne et en tant que chargé de TD, il y a des enjeux dont petit à petit je me déprends. J’ai eu peur, il y a quelques temps, de ne plus pouvoir assurer ce cours, mais, au fur et à mesure que j’essaie toutes ces choses-là, j’ai commencé à me déprendre de ces craintes et simplement me demander pourquoi je faisais ça.
— Oui, quand même, il faut parler de tout ça. Ce n’est évidemment pas pour le fric qu’on fait ça.
— De toute façon si on était motivés par le fric, on ne serait pas psychologues !
— Je crois qu’une des raisons qui me pousse à continuer tient beaucoup aux effets cliniques que je remarque dans ce genre de croisement dont on parle maintenant. Je travaille dans un hôpital de jour pour personne âgées et la rencontre avec les étudiants a eu l’effet surprenant que les patients ont voulu se mettre à faire une gazette. Et ils l’ont fait !
— Bah dis donc les petits vieux ça se bouge plus que les jeunes étudiants !
— Attention on devient vraiment réacs ! Mais raconte un peu plus…
— À la fin de chacun de leurs exposés, les étudiants devaient aboutir à une question à poser aux patients. Les patients s’en sont saisis pour en faire des débats et petit à petit est venue l’envie de produire une gazette dans le service. Ensuite, dans le journal Incas(s)ables on y retrouve cet article sur l’omniprésence des écrans (Voir Annexe 1, Incas(s)ables, p. 14.). Quand les étudiants ont demandé aux personnes âgées ce qu’elles pensaient des écrans, la première réaction a été de dire que ça rendait débile. Les étudiants s’y attendaient. Puis, certains patients se sont rappelés comment quand leurs petits-enfants venaient les voir ils restaient derrière leurs portables, généralement très difficiles d’accès. Ils se sont demandé si, dans le fond, ils n’étaient pas eux-mêmes les responsables de cette distance. Les grands-parents peuvent aussi être en partie responsables de l’écart générationnel qui se creuse dans la relation et auquel le téléphone fait écran. Ils disaient que s’ils s’intéressaient un peu plus à leurs petits-enfants et à leur monde, les jeunes auraient peut-être moins besoin ou envie de se protéger avec leurs écrans. Ils concluaient qu’au final les jeunes d’aujourd’hui semblaient bien plus dégourdis qu’ils ne l’étaient au même âge, à leur époque. Et les étudiants ont assisté à tout ce mouvement de pensée de la part des patients.
— C’est émouvant et drôle cette histoire.
— C’est une question centrale pour moi aussi : comment ces circulations réorganisent notre champ clinique ? Le fait d’avoir un groupe de personnes (des étudiants) auquel on donne la consigne de s’organiser collectivement pour institutionnaliser leur classe, cela produit nécessairement des modalités de traitement et de prise en charge d’objets conflictuels à travers la mise en place de règles de fonctionnement et d’un cadre de travail au sein du groupe-classe. Avec le temps, je me suis aperçu que pour certains patients accueillis ensuite par ce groupe d’étudiants lors des rencontres, notamment des patients organisés selon des modalités paranoïaques qui projettent leurs objets bizarres dans tout contenant qui leur est offert, avec ces patients donc, il se produit des choses très intéressantes.
Rendu à ce point de la discussion, le sèche-mains qui en a assez entendu, descend du mur et rentre chez lui.
— Ils utilisent en fait ce type de groupe comme des lieux de traitement de leurs objets bizarres, qui détoxifient ces objets bizarres et leurs projections si bien que les étudiants les soignent indirectement. Plus les étudiants auront des occasions de s’engueuler et de délibérer sur leurs règles de fonctionnement, plus ils vont soigner les patients ! La figure identificatoire de l’étudiant qui apprend un métier de relation d’aide y joue aussi pour beaucoup. La manière dont les patients ont réagi quand ils ont appris que les étudiants avaient fini leur journal et qu’un vernissage était organisé pour en fêter la sortie, c’était une grande joie et peut-être même de la fierté. J’en suis donc venu à me dire cette chose un peu provocante : au fond dans la prise en charge de certains patients du secteur, il faut considérer le TD des étudiants de psycho presque comme un groupe thérapeutique de plus du CATTP et intégrer ce qui se passe dans le TD pour se repérer dans ce qui se joue pour certains patients. Je dis ça pour souligner les effets très riches de ces circulations et la forme d’extension du domaine du champ clinique qu’elles peuvent représenter si l’on considère que la clinique a des effets de transformation du champ social.
— Du point de vue de la culture c’est justement cette circulation, cette ouverture qui fait sens. Notre travail consiste tout à fait à être une forme d’ailleurs qui peut accueillir des rencontres entre par exemple des patients et des étudiants ou des habitants du coin et des étudiants. Les gens du GEM d’Epinay, voisin de la fac, étaient là aussi pour toutes ces rencontres. La culture est cette forme d’ailleurs qui peut accueillir cette circulation. En tout cas, je considère que c’est pleinement notre travail dans cette Université.
— Dans les marges, la culture a cet effet politique de potentiellement sortir des ghettos plutôt que de recréer des ghettos, c’est toute la démarche de l’éducation populaire de permettre des rencontres autres qui transforment les lieux, les gens, les pratiques.
— Et pourtant nos lieux ne sont pas toujours très en forme, vous avez bien vu la Chaufferie et le toit qui s’est effondré la semaine où vous êtes venus pour faire le vernissage du journal.
— Ah oui ! et c’est réparé ?
— Non, toujours pas.
— Vous avez le toit ouvrant maintenant !
— En psychiatrie, on est plus habitué aux effondrements du moi qu’aux effondrements du toit, mais on connaît aussi bien le précaire. Au CATTP on a un groupe bricolage, si tu veux on peut venir réparer l’Université.
[2] M. Bénabou, B. Brun, D. de Liège, Y. Pélissier, O. Vidal, L’effet schizomètre quand l’art brut dégivre la psychopathologie, Docu-photo de B. Vidal, Paris, Epel, 2018. Des extraits de la conférence sont accessibles : Marco Décorpéliada, l’homme aux schizomètres
[3] C. Monsaingeon, C. Mugnier, J. Sabatier et A. Vailant, Je trame, nous tramons, in Institutions, n°62, octobre 2018, Cour Cheverny, FIAC, 2018.
[4] F. Tosquelles, Trait-d’union, Journal de Saint-Alban. Editoriaux, articles, notes (1950-1962), Paris, D’une, 2015.
[5] De l’écoute… et pas (que) des gouttes, film réalisé par Philippe Letty en 2015.
[6] Expérience racontée dans B. Royer, Ce que vous faites à l’hôpital, on le fait à la fac ! in Institutions, n°61, avril 2018, Cour Cheverny, FIAC, 2018.
[7] B. Royer et le Td d’IPO, Effets de nos pratiques institutionnelles sur le champ social, in Institutions, n°62, op. cit. Un enregistrement vidéo de la table ronde à laquelle ce travail fut présenté est également disponible sur le site du réseau de Pédagogie Institutionnelle International : http://reseau-pi-international.org/category/films/
[8] N. Aghakhani, Atelier de re/récréation, in Institutions, n°59, Art et folie, enjeux politiques et pratiques soignantes, mars 2017, Cour Cheverny, FIAC, 2017.
Les 31 mai et 1er juin 2013 se sont tenues à Villejuif les « Assises citoyennes pour la psychiatrie et dans le médico-social » organisées par le « Collectif des 39 ». Ce collectif s’est constitué en réaction au discours (...)